Cher Dominique,
Ce n’est absolument pas les propos que je m’apprêtais à rédiger pour la fête du 22 juin à laquelle tu avais consenti de justesse, sans doute bien davantage pour nous faire plaisir que par une quelconque soif d’hommage et de reconnaissance qui t’était si étrangère. Et d’ailleurs- était-ce un signe que nous n’avons pas su lire ? – tu venais de te rétracter, en nous disant que tout bien considéré un repas entre amis proches était exactement ce qui te suffisait pour marquer le cap symbolique de la retraite, ce mot si vide de sens pour un artiste et un pédagogue de ta trempe.
En lieu et place de ce moment de fête, voici Akiko et tes amis proches réunis pour te dire adieu et tenter de trouver un sens à ce grand mystère qui nous laisse désemparés et comme orphelins. Je ne sais pas s’il y a une réponse à ce pourquoi, si nous pouvons comprendre ce qui s’est passé dans ta tête et dans ton corps dans la nuit de mercredi à jeudi, mais je crois que nous devons d’abord très simplement accepter et respecter ta décision qui nous fait si mal et que nous n’avons pas su, pas pu contrecarrer. Ce « nous », c’est bien sûr d’abord Akiko, que nous entourons du mieux que nous pouvons et avec laquelle nous partagerons ta mémoire ; c’est cette famille d’élection que tu avais constituée autour de toi, réunie ici aujourd’hui et qui se souvient de l’ami incomparable, à la fois sensible, pudique, discret, attentif et exigeant, qui détestait la banalité, la médiocrité et la fausseté.
Ce sont aussi tous tes élèves et anciens élèves, chez lesquels revient souvent le mot de « père » lorsqu’ils t’évoquent, comme je les ai entendus ces derniers jours pour m’enquérir d’eux et tenter de les réconforter: non que tu aies jamais confondu les rôles de professeur et de psychologue, mais parce que tu les subjuguais par ton écoute, ton intégrité artistique et la générosité de ton enseignement – en un mot comme un maître doté de l’autorité que te conféraient ton charisme et ton héritage musical et pianistique.
Ce nous, enfin, c’est cette institution qui était la tienne bien au-delà des portes de ta classe, en ce sens que tu faisais partie pour moi du petit nombre d’artistes et de professeurs qui lui donnaient le « la », une de ces boussoles secrètes, mais incontestée pour les initiés, à laquelle se référer en cas de doute momentané sur ses valeurs humaines et artistiques fondamentales. Il y a tant d’occasions d’être désorienté dans le monde contemporain, où l’artificiel se déguise en authentique et où le bruyant et grossier tamtam médiatique couvre les voix individuelles ! La mission d’une école comme la nôtre est de conduire des jeunes musiciens, parfois immensément doués mais presque toujours la tête dans les étoiles et les pieds à peine sur terre, à travers les multiples écueils de l’apprentissage jusqu’à faire coïncider leur vocation, leur savoir-faire et leur savoir-être, bref d’en faire des artistes autonomes et responsables : jamais tu n’as ménagé ton soutien à cette vision, à cette ferme exigence.
Cher Dominique, je me souviens de t’avoir engagé presque au début de ma direction et au décès de ton maître et ami Eduardo Vercelli, et d’avoir dû convaincre le Conseil de fondation du Conservatoire qu’il n’y avait pas d’autre choix sérieux. L’histoire bégaie, car un de mes prédécesseurs avait dû déployer la même rhétorique pour engager Dinu Lipatti, un musicien que nous adorions tous les deux et auquel le New York Times t’a comparé lors de tes débuts en 1982 après ton prix au Young Artists Award.
Je me souviens de tes rares et mémorables récitals à la Place Neuve où nous avions l’impression d’entendre les œuvres du grand répertoire, si ressassées dans les conservatoires, pour la toute première fois. Tu jouais ces musiques de l’âme – Schumann, Brahms, Janácek et tant d’autres – comme peu de pianistes, même parmi les plus capés.
Je me souviens d’avoir échangé avec toi des SMS enthousiastes après un récital de Sokolov où nous tentions de mettre en mots l’indicible et l’évidence de la musique donnée et reçue. Je me souviens de la joie que nous avons partagée lorsqu’enfin nous avons pu inviter Leon Fleisher à Genève.
Je me souviens de tes courriels si attentifs à la situation de tel étudiant, à tel détail de cursus, que tu m’adressais en t’excusant bien inutilement de me déranger.
Je me souviens d’être allé quêter confidentiellement auprès de toi tant d’avis et de conseils sur tel ou tel pianiste à inviter ou à éviter, toujours donnés avec équité et que l’on pouvait suivre les yeux fermés.
Je me souviens de tes rituels SMS de Nouvel-An, les premiers reçus sur le coup de minuit une – ces haïkus précieux dans lesquels tu mettais toute ta vivacité et tout ton humour à m’apporter tes vœux.
Je me souviens de nos non moins rituels repas de fin d’année académique à deux, au cours desquels nous refaisions le monde et où tu cultivais un subtil équilibre entre l’amitié et les formes que tu estimais convenables aux relations entre un professeur et un directeur.
Je me souviens que je me réjouissais de ta retraite, parce que ces formes rituelles allaient laisser la place entre nous à une relation toujours aussi respectueuse, mais plus libre et plus détendue.
Je me souviens de la pudeur et de la précision clinique avec lesquelles tu décrivais ta maladie et les douleurs parfois insupportables qu’elles te causaient, en t’excusant de devoir abandonner momentanément tes étudiants pour tel traitement ou telle opération, et de la minutie avec laquelle tu organisais tes remplacements.
Je me souviens enfin que tous tes courriels – tous – se terminaient par la même formule de politesse dont le sens se trouve aujourd’hui magnifié au-delà de ta mort, et avec laquelle je voudrais terminer maintenant : avec toute mon amitié.