Hommages

« Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé, et le courage de changer ce qui peut l’être, mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. »

Marc Aurèle

LES HOMMAGES

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EN MÉMOIRE DE DOMINIQUE WEBER

8 MAI 2020

Chapelle des Rois, Genève

Hommage de Nelson Goerner
Pianiste et professeur de piano à la Haute école de musique de Genève
 
Il y a des êtres dont le rayonnement intense nous intrigue, nous fascine, mais surtout, nous touche. Des êtres qui possèdent dans leur âme une profonde dimension humaine, une intelligence du cœur, je dirais, qui nous parle. Dominique, tu étais de ceux-là, incontestablement.
 
Tu étais l’une des personnes les plus intègres que j’aie jamais connue. Sans concessions-on dirait-mais doué d’une immense tendresse, et capable de te laisser à ton tour attendrir par un visage furtivement rencontré, par une image ou un objet qui te parlait.
 
La musique, et l’art de sa transmission, était ta vie. Tu t’y donnais avec l’humilité et la noblesse de ceux qui, loin de chercher une renommée mondaine, futile, ou un quelconque brillant, savent se laisser guider dans leur mission par ce qui est vrai, car ils sont habités par l’essentiel.
 
Jamais je n’oublierai ta fidélité proverbiale en amitié, les rires – ou plutôt, les fous rires – qu’on a faits ensemble, ces délicieuses soirées autour d’une bonne table avec Akiko -l’un de nos rituels était d’aller manger des filets de perches à Corsier – et avec nos très chers amis Yolande et Pierre-Alain Perrot.
 
Merci, cher Dominique, d’avoir ainsi enrichi nos vies. Fais un beau et paisible voyage, mon ami.
Hommage de Brenno Boccadoro
Professeur de musicologie de l’Université de Genève et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne
 
Pour Dominique,
Il est des points critiques, dans la vie comme sur scène, où l’intrigue tourne dans le sens contraire de ce qui est attendu pour produire des coups de théâtre d”une violence accrue.
 
Il faudrait les visages difformes campés par Francisco Goya dans la noirceur des parois, la Quinta del Sordo pour décrire les ombres qui ont envahi mon esprit à la nouvelle du départ inattendu de Dominique. Elles sont toujours là, mais en ce moment je les refoulerai dans les coulisses de mon imagination pour peindre, en guise d’éloge, la lumière que j’ai vue se dégager de sa personne dans les années dans lesquelles je l’ai côtoyé.
 
J’ai été très proche de lui durant une trentaine d’années- assez pour lui confier le parrainage de mon fils. Nous avons passé des soirées entières à lever notre verre en l’honneur des Dieux et à philosopher, le coude appuyé sur le canapé. Il pouvait étouffer de rire comme un enfant et dans la minute suivante laisser transparaitre son intuition profonde du tragique de l’existence. Il faisait partie de ces êtres que la Nature avait doté d’une sensibilité à fleur de peau, qui le rendait à la fois vulnérable et exceptionnel. 
 
Cette sensibilité avait corsé son sang. Elle avait aiguisé en lui une vue d’un tranchant particulier, qui l’amenait à séparer les contours des objets de l’esprit avec une acuité supérieure à la norme, aussi bien au niveau émotionnel qu’intellectuel. Dans le tableau de son imagination les formes comme les émotions se dessinaient avec des contrastes chromatiques supérieurs à la norme, tracés par une intensité considérable qui avait fait de lui un homme intransigeant et doté d’un esprit d’analyse sans concessions.
 
Cette nature l’attira immédiatement dans l’art. De par ses qualités, Dominique appartenait à une famille d’artistes bien connue de ceux qui font mon métier, celle des enfants de Saturne, astre du malheur et du génie, qui a produit les sommets les plus élevés dans la musique occidentale.
 
Dans le monde des sons, cette nature lui donnait à voir les abîmes les plus sombres comme les hauteurs les plus sublimes faisant de lui l’interprète le plus poignant qu’il m’est arrivé d’entendre. Dominique n’avait pas passé par l’université, mais, l’habitude d’appliquer le tranchant de son esprit à pénétrer l’alchimie de l’harmonie avait développé en lui une connaissance d’une profondeur philosophique remarquable des mécanismes logiques impliqués dans son art, une expérience inaccessible à la plupart des hâbleurs musicographes.
 
Il disait souvent qu’à ses yeux le sublime d’une interprétation tenait en un point critique suspendu sur le fil d’un rasoir où les ingrédients contraires mêlés dans la composition se nouent dans un équilibre instable tiraillés par des forces antagonistes impossibles à mesurer. Dernièrement, dans un message téléphonique, il a eu recours à la même métaphore à propos de son âme, en état, je cite, de « pesante suspension » dans ce bas monde. La musique et la vie comme tension entre forces antagonistes.
 
C’est ce qui me fait dire que, quelque part, il a vécu comme il a joué et que sa vie a été celle d’une œuvre d’art, gouvernée par un sens inné du sublime. Je me dis également qu’une telle existence ne pouvait se solder autrement que par un départ à la mesure de son art, dans une litote fulgurante, héroïque et sublime à la fois. Une mort d’artiste. 
 
Dominique a souffert dans son corps et dans son âme, mais en échange, comme remède et viatique à toutes ses douleurs, le ciel lui a donné en partage la grâce incarnée d’un ange du ciel qui l’a aimé, compris, suivi; une épouse que dans un message du 24 décembre dernier il a décrit comme une lumière dans la nuit, le sommet d’une île dans l’océan à laquelle se raccrocher.
 
J’ai écrit à Akiko qui me parlait de l’accompagner dans son envol que les auteurs antiques qu’il m’arrive de fréquenter prétendent que seule l’âme des impurs erre ici-bas alourdie par la pesanteur de la matière sans pouvoir s’envoler. Dominique était un juste; il avait purifié son âme dans le feu de la douleur et je suis persuadé qu’elle a déjà mis les ailes pour un monde meilleur. A présent toutes les questions que notre ami s’est posé sur l’existence ont trouvé leur réponse et je vois son visage d’enfant se rire de nous en nous voyant pleurer ici- bas sur son sort.
 
Les auteurs antiques qu’il m’arrive de lire prétendent que les hommes meurent car leur trajectoire de vie est une ligne droite dont ils ne savent unir le début et la fin ; tandis que celle des dieux est une orbite circulaire qui tourne en rond sur elle-même à l’infini dans l’harmonie et la paix de l’Olympe. Ils prétendent également que dans l’harmonie musicale il y a des notes qui s’attirent mutuellement en fonction de leur affinité et ils disent qu’il en va des sons comme des âmes des amis après la mort. 
 
S’il en est ainsi, il me plait de croire, cher Dominique, qu’il arrivera un jour où nous allons nous retrouver appuyés au coude sur un divan de nuages à boire l’ambroisie et à débattre, en compagnie, qui sait, de Schumann, Chopin et de tous nos proches qui nous ont quittés. Pour ma part je préfère le croire car le contraire serait absurde, absurde de croire que les Dieux nous auraient condamné à passer une vie à nous interroger sur les raisons de cette existence pour partir ensuite sans la réponse.
Hommage de Brigitte Papazian
Amie de Dominique Weber
 
Lorsque le “bientôt” ou le “demain” s’efface, l’esprit hagard tressaille sous l’avalanche de souvenirs, images désormais hors temps. Désormais autrement.
 
Très cher Dominique, je me souviens de toi adolescent, rescapé, résiliant, Eduardo Vercelli, le piano à Hermance, l’incontournable tartelette aux fraises, sans compter les ristretti, le lac, la mélancolie, des récits d’enfance bafouée, les soirées où tu jouais, déchiffrais, racontais à travers les sons, l’indicible et la beauté, tentative de réparer le monde.
 
Je me souviens de nos éclats de rire, l’insouciance du temps étiré, de tes colères face à toute injustice, ton intégrité extrême, tes émerveillements pour les petits riens de la vie, ta grande attention pour les autres, ta générosité envers tes élèves.
 
Parfois les ombres maléfiques du passé se projetaient dans ton regard. Mais toujours la Musique, alliée, protectrice. Des sourires entre les larmes en me souvenant notamment de nos rendez-vous téléphoniques entre Baltimore et Genève depuis une cabine dont tu avais trouvé la combine pour faire un pied de nez aux PTT!
 
Désormais autrement, chacun de nous depuis sa cabine intérieure pourra peut-être garder un lien « longue distance » avec Dominique.
 
C’est avec Christian Bobin que Brigitte souhaite clore, tiré de ‘La nuit au cœur’ : ” J’ai gardé en moi et pour toujours quelques voix. Mystiquement, c’est-à-dire sans appareils et sans effort. Avec le temps elles maigrissent mais l’essentiel demeure, le secret de leurs inflexions. Cette petite pointe de douleur perçant entre deux eaux calmes. Cette inexplicable gaité jusque dans la détresse accomplie.”
Hommage de Mathis Calzetta
Au nom des étudiants de la classe de Dominique Weber
Annnée 2019-2020
 
Cher Monsieur Weber,
Un petit mot de la part de votre classe.
 
Nous ressentons tous une tristesse inconsolable quand nous pensons à toute la merveilleuse musique qui s’envole avec vous, toute cette musique que vous transmettiez avec autant de passion et de fraicheur, que de justesse et d’intelligence.
 
L’enseignement que vous nous avez donné restera pour chacun de nous une source d’inspiration musicale immense. Vos indications «et là», «glisse», «oooh», «prêt», notées dans nos partitions avec votre minuscule crayon nous permettront de garder en mémoire la clarté, l’intelligence, et la sensibilité avec laquelle vous guidiez notre interprétation. 
 
Votre manière de battre la mesure et de nous accompagner au deuxième piano nous faisait sentir le rythme de chaque pièce, la pulsation interne, les tensions harmoniques. Tel un chef, vous nous guidiez dans l’univers merveilleux des compositeurs avec un immense respect.
 
C’est dur de se dire que vous ne serez plus là pour nous écouter, nous conseiller, et aussi nous brusquer dans nos habitudes. Car oui être votre élève n’était pas toujours facile, parfois vous disiez des mots tellement justes et sincères, qu’il fallait les affronter pendant plusieurs jours, plusieurs semaines après le cours. Vous vous efforciez de savoir ce qui nous manquait, mais aussi, comment nous le transmettre de manière constructive et intelligente.
 
Nous voulons surtout vous remercier, pour tout ce que vous nous avez appris durant toutes ces années. Ce que vous aimiez par-dessus tout, c’était de mettre les étudiants sur des chemins, nous apprendre à devenir plus intelligents, plus construits à travers votre vision de la musique, qui nous a tous profondément marqués.
 
Vous étiez un professeur, avec ce qu’il y a de plus beau et de plus noble. Cela a permis une immense complicité avec chacun de vos élèves, dans la musique, mais aussi en dehors. Une immense proximité, un soutien indéfectible.
 
Nous nous sentons tous tellement tristes de vous avoir perdu, mais nous devons vous faire confiance. Vous aimiez profondément votre classe, et si vous avez décidé de partir, c’est que vous saviez que chacun d’entre nous est sur un chemin.
 
Merci, nous essaierons de nous rendre digne de ce que vous nous avez appris, et vous resterez toute notre vie un modèle. Peut-être qu’un jour à notre tour, à votre image, nous transmettrons avec plus de justesse la beauté de ce monde à travers la musique.
 
Merci
Hommage de Béatrice Zawodnik
Ancienne étudiante de la classe de Dominique Weber et directrice de la Haute école de musique de Genève
 
Mon cher Dominique,
Ecrire en quelques mots un hommage pour toi, mon ami depuis plus de 20 ans, qui a tant compté dans ma vie – comme musicienne, pédagogue bien entendu – mais aussi bien au-delà, dans ma vie tout simplement comme être humain, n’est pas une chose aisée, tant ta disparition m’est douloureuse.
 
Je me souviens exactement du premier cours auquel j’ai assisté, au moment où je me préparais à l’examen d’admission de piano au Conservatoire supérieur de musique de Genève, c’était en 1996… Je ne me souviens pas de l’œuvre que tu faisais travailler à ton étudiante, mais j’ai été tout de suite émerveillée par la manière dont tu abordais les problèmes, comment tu faisais avancer l’étudiante, tel un alchimiste qui transforme la matière en or. Je suis sortie de ce cours heureuse et métamorphosée et je n’avais plus qu’un seul objectif, travailler avec toi. 
 
Tu es toujours parti de la musique pour résoudre les problèmes techniques, chaque exercice proposé devait avoir un sens pour servir LA musique. Et par-dessus tout, tu as toujours eu la capacité de sortir le meilleur de chacun de tes élèves, de partir de ce qu’ils sont pour les transcender. Depuis ce jour, j’ai le sentiment d’être privilégiée de te connaître, d’avoir reçu un cadeau immense dans ma vie.
 
De notre relation professeur-étudiante déjà si riche se sont développées une amitié et une confiance profondes au fil des ans. Combien de discussions jusqu’à tard dans la nuit pour refaire le monde, tenter de le comprendre un peu mieux, pester contre les cons et les incapables, avoir des fous rires qui ne s’arrêtaient plus… En plus d’être un musicien hors du commun, qui a été empêché de se réaliser pleinement comme interprète en raison de ta dystonie, tu es un homme magnifique, entier et sans concession, intransigeant, mais juste, un pédagogue magicien qui rend chacun de tes étudiants unique, parce que tu crées une relation privilégiée exclusive avec chaque personne qui a la chance de te connaître. 
 
Dans ton dernier message, tu m’as d’ailleurs écrit que tu préférais l’intimité au groupe… Et c’est pour cette raison qu’aujourd’hui, je me sens un peu orpheline, comme c’est certainement le cas de toutes les personnes que tu as accompagnées un bout de chemin, et pour qui tu as été si important, je peux même dire que tu as transformé des générations de musiciens, d’êtres humains.
 
Et aujourd’hui, même si mon cœur pleure, je respecte ton choix, aussi violent soit-il, de partir après tant d’années de souffrances, mais tu fais désormais partie de moi pour toujours, de la personne que je suis devenue aujourd’hui, comme c’est certainement le cas pour beaucoup d’amis dont certains sont réunis ici aujourd’hui pour te rendre hommage. Ne jamais t’oublier pour que tu restes vivant dans nos cœurs, honorer tout ce que tu nous as donné pour le transmettre à notre tour.
 
Et pour toi, chère Akiko, sache que tu pourras toujours compter sur mon amitié et mon soutien. L’amour et l’amitié que nous portons à Dominique – qui nous a permis de tisser des liens invisibles mais très forts entre nous – nous permettra d’apprivoiser peu à peu son absence.
Hommage de Berdj Papazian
Ami de Dominique Weber
 
En ce moment, il ne faudrait pas que l’émotion me gagne et noie mes mots, je vais devoir serrer les dents, comme Dominique devait souvent faire le poing dans sa poche. Du rire aux pleurs, ou l’art de jongler avec une enclume. Crime et châtiment, ou culpabilité et auto-punition. Cris et chuchotement ou plutôt cris chuchotés, souvent cachés.
 
Un pianiste aux longs doigts, c’est son esprit qui danse sur le clavier. C’est aussi son poing qui parfois frappe la table. Et ainsi de suite, une suite contrastée, mais que de constance, que de vaillance.
 
Un esprit vif, agile et prompt à la répartie, tantôt dégagé, tantôt engagé, pouvant alors être mordant. Une mémoire aiguisée comme au premier jour, rien de ce qui importe n’aura jamais perdu de ses détails, les faits sont gravés et, s’il le fallait, serviraient de pièce à conviction.
 
Le corps, encore et toujours le corps, c’est peut-être bien là le cœur du procès. Dominique, je l’ai toujours connu en équilibre instable entre humour et douleur. La douleur s’était attachée à lui très tôt, trop tôt pour qu’enfant il puisse la neutraliser. La douleur de l’enfance a grandi avec lui, exigeant sa ration quotidienne de privations et crispations.
 
La musique fut sans nul doute sa médecine, sublime antidote mais pas inépuisable. Epuisant. Et l’humour comme autre forme musicale, pétulante, légère, même dans ses accents belges.
 
La douleur quand même, compagne tenace et exécrable, le rattrapait du coucher au lever comme pour surveiller ses rêves, elle hantait son corps comme une enfance inoubliable. Injustice irrémissible, un procès sans témoins dans l’antichambre de la vie. J’imagine que ce tribunal intérieur a été le creuset moral de ses exigences, en toute chose. Perclus ou reclus, on connaît Dominique pour sa droiture, même à terre il tenait encore debout dans sa vérité, un modèle d’intégrité. Héroïque.
 
Qui ne s’est pas frotté une fois à sa loi, l’inflexible attente que l’autre soit aussi vrai que lui. De la douceur à la sommation, la discussion pouvait basculer sans crier gare, par réflexe définitivement, par réflexion temporairement.
 
Le lien est tendu, le risque de rupture lui confère sa force et son sens. Dure douleur, dur avec lui-même, Dominique a pu être dur quand il se sentait déçu ou trahi. Parce que le plus dur, c’était du début à la fin entre lui-même et son intimité térébrante.
 
L’impitoyable douleur lui a tant pris que ce qu’il pouvait sauver et préserver, il le donnait, son amour de la musique, son amitié, sa confiance en l’innocente beauté de la vie.
 
La vie de Dominique me fait l’effet d’une lutte parfaitement inégale, injuste jusqu’à l’incompréhensible. Au fond, n’est-ce pas la vie-même qui n’existe qu’à l’aune de la mort?
 
Ne vaut-il pas la peine de vivre sa vie que de batailler et lutter contre toutes sortes de maux?
 
Certes, mais Dominique, contrairement au commun des mortels, n’a guère connu de répit, et son combat n’avait de cesse de l’éreinter. Pour sûr, l’amour qu’il avait pour sa merveilleuse Akiko lui donna la force de prolonger ce combat.
 
Avec Dominique, notre humanité a gagné en amplitude comme rarement, souvent l’air vibrait de sa présence. A chaque fois lors de nos moments partagés, un frémissement susurrait sa messe à la vie. Cette qualité d’échange vibre en moi et vibrera certainement encore très longtemps en chacun de nous.
 
Merci Dominique pour tout ce que tu nous as donné. Tu nous as quittés mais les joyaux de ta personnalité restent incrustés dans nos cœurs.
Hommage de Philippe Dinkel
Ancien directeur de la Haute école de musique de Genève
 
Cher Dominique,
Ce n’est absolument pas les propos que je m’apprêtais à rédiger pour la fête du 22 juin à laquelle tu avais consenti de justesse, sans doute bien davantage pour nous faire plaisir que par une quelconque soif d’hommage et de reconnaissance qui t’était si étrangère. Et d’ailleurs- était-ce un signe que nous n’avons pas su lire ? – tu venais de te rétracter, en nous disant que tout bien considéré un repas entre amis proches était exactement ce qui te suffisait pour marquer le cap symbolique de la retraite, ce mot si vide de sens pour un artiste et un pédagogue de ta trempe.
 
En lieu et place de ce moment de fête, voici Akiko et tes amis proches réunis pour te dire adieu et tenter de trouver un sens à ce grand mystère qui nous laisse désemparés et comme orphelins. Je ne sais pas s’il y a une réponse à ce pourquoi, si nous pouvons comprendre ce qui s’est passé dans ta tête et dans ton corps dans la nuit de mercredi à jeudi, mais je crois que nous devons d’abord très simplement accepter et respecter ta décision qui nous fait si mal et que nous n’avons pas su, pas pu contrecarrer. Ce « nous », c’est bien sûr d’abord Akiko, que nous entourons du mieux que nous pouvons et avec laquelle nous partagerons ta mémoire ; c’est cette famille d’élection que tu avais constituée autour de toi, réunie ici aujourd’hui et qui se souvient de l’ami incomparable, à la fois sensible, pudique, discret, attentif et exigeant, qui détestait la banalité, la médiocrité et la fausseté. 
 
Ce sont aussi tous tes élèves et anciens élèves, chez lesquels revient souvent le mot de « père » lorsqu’ils t’évoquent, comme je les ai entendus ces derniers jours pour m’enquérir d’eux et tenter de les réconforter: non que tu aies jamais confondu les rôles de professeur et de psychologue, mais parce que tu les subjuguais par ton écoute, ton intégrité artistique et la générosité de ton enseignement – en un mot comme un maître doté de l’autorité que te conféraient ton charisme et ton héritage musical et pianistique.
 
Ce nous, enfin, c’est cette institution qui était la tienne bien au-delà des portes de ta classe, en ce sens que tu faisais partie pour moi du petit nombre d’artistes et de professeurs qui lui donnaient le « la », une de ces boussoles secrètes, mais incontestée pour les initiés, à laquelle se référer en cas de doute momentané sur ses valeurs humaines et artistiques fondamentales. Il y a tant d’occasions d’être désorienté dans le monde contemporain, où l’artificiel se déguise en authentique et où le bruyant et grossier tamtam médiatique couvre les voix individuelles ! La mission d’une école comme la nôtre est de conduire des jeunes musiciens, parfois immensément doués mais presque toujours la tête dans les étoiles et les pieds à peine sur terre, à travers les multiples écueils de l’apprentissage jusqu’à faire coïncider leur vocation, leur savoir-faire et leur savoir-être, bref d’en faire des artistes autonomes et responsables : jamais tu n’as ménagé ton soutien à cette vision, à cette ferme exigence.
 
Cher Dominique, je me souviens de t’avoir engagé presque au début de ma direction et au décès de ton maître et ami Eduardo Vercelli, et d’avoir dû convaincre le Conseil de fondation du Conservatoire qu’il n’y avait pas d’autre choix sérieux. L’histoire bégaie, car un de mes prédécesseurs avait dû déployer la même rhétorique pour engager Dinu Lipatti, un musicien que nous adorions tous les deux et auquel le New York Times t’a comparé lors de tes débuts en 1982 après ton prix au Young Artists Award.
 
Je me souviens de tes rares et mémorables récitals à la Place Neuve où nous avions l’impression d’entendre les œuvres du grand répertoire, si ressassées dans les conservatoires, pour la toute première fois. Tu jouais ces musiques de l’âme – Schumann, Brahms, Janácek et tant d’autres – comme peu de pianistes, même parmi les plus capés.
 
Je me souviens d’avoir échangé avec toi des SMS enthousiastes après un récital de Sokolov où nous tentions de mettre en mots l’indicible et l’évidence de la musique donnée et reçue. Je me souviens de la joie que nous avons partagée lorsqu’enfin nous avons pu inviter Leon Fleisher à Genève.
 
Je me souviens de tes courriels si attentifs à la situation de tel étudiant, à tel détail de cursus, que tu m’adressais en t’excusant bien inutilement de me déranger.
 
Je me souviens d’être allé quêter confidentiellement auprès de toi tant d’avis et de conseils sur tel ou tel pianiste à inviter ou à éviter, toujours donnés avec équité et que l’on pouvait suivre les yeux fermés.
 
Je me souviens de tes rituels SMS de Nouvel-An, les premiers reçus sur le coup de minuit une – ces haïkus précieux dans lesquels tu mettais toute ta vivacité et tout ton humour à m’apporter tes vœux.
 
Je me souviens de nos non moins rituels repas de fin d’année académique à deux, au cours desquels nous refaisions le monde et où tu cultivais un subtil équilibre entre l’amitié et les formes que tu estimais convenables aux relations entre un professeur et un directeur.
 
Je me souviens que je me réjouissais de ta retraite, parce que ces formes rituelles allaient laisser la place entre nous à une relation toujours aussi respectueuse, mais plus libre et plus détendue.
 
Je me souviens de la pudeur et de la précision clinique avec lesquelles tu décrivais ta maladie et les douleurs parfois insupportables qu’elles te causaient, en t’excusant de devoir abandonner momentanément tes étudiants pour tel traitement ou telle opération, et de la minutie avec laquelle tu organisais tes remplacements.
 
Je me souviens enfin que tous tes courriels – tous – se terminaient par la même formule de politesse dont le sens se trouve aujourd’hui magnifié au-delà de ta mort, et avec laquelle je voudrais terminer maintenant : avec toute mon amitié.

L'HOMMAGE

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EN MÉMOIRE DE DOMINIQUE WEBER

17 octobre 2020

Haute École de Musique de Genève | Studio Ernest Ansermet

“ La mort de Dominique Weber nous a douloureusement surpris au printemps 2020, à un moment où le confinement imposé par le Covid-19 nous privait de la possibilité de faire notre deuil et de lui dire adieu.

La soirée hommage du 17 octobre 2020 organisée par la Haute Ecole de Musique de Genève a été destinée à combler ce manque et de permettre à chacun.e – ami.es proches et lointain.e.s, collègues, étudiant.e.s et ancien.ne.s étudiant.e.s – de dire leur reconnaissance pour tout ce qu’il nous a donné et pour les valeurs humaines et artistiques qu’il leur a léguées […]”